Oradour…

oradourJe me suis rendu dans ce lieu terrible.

Comme à mon habitude, j’y suis entré lentement, mes yeux à l’affût du détail, du décor qui me permettrait d’imaginer une scène, d’un moment de vie qui me servirait de repère, d’une marque du temps qui me permettrait d’imaginer une ambiance.

Les tuiles des toits tiennent encore accrochés sur les murs qui ne se sont pas effondrés. Mais les charpentes ont disparu. C’est le premier signe. Là ou il n’y a plus de toit, il n’a plus d’habitation donc il n’y plus de vie, plus d’humain, plus d’amour. Les persiennes en métal, rouillées et noircies, semblent figées dans la position où le maître de maison les a laissés le matin même et l’on devine sa flemme de les repousser jusqu’au bout. J’avance dans la rue qui mène du mémorial au centre du village. Des deux côtés, des granges en ruine qui ne me choquent pas. Les campagnes qui se vident laissent toutes ça et là des ruines de fermes ou de granges. Je ne suis pas étonné. J’arrive au croisement de la rue principale. Je m’aperçois alors que je marche au milieu de la rue. Pour mieux cadrer mon esprit, je décide de marcher sur le trottoir comme si une voiture allait emprunter la rue.

Oradour-sur-Glane-04Mais je n’y arrive toujours pas. Je me suis mis patiemment dans l’ambiance en visitant le musée, en emplissant ma raison d’une foule de noms, d’images, de récits et de chronologies. Je pensais être prêt. Je pensais pouvoir, en atteignant le village, commencer à voir dans ces rues les visages que j’ai mémorisé au musée. Je fais un effort d’imagination et je m’imagine croiser et saluer Madame Rouffanche qui va acheter son pain. Une fontaine d’eau rouillée et déformée attire mon attention sur le trottoir. L’eau. L’eau qui ne coule plus et qui ne coulera plus jamais. Un autre signe que la vie s’en est allée. Je lève les yeux en m’arrêtant devant une fenêtre. Une machine a coudre Singer toute rouillée, un modèle à pédale comme celle de ma grand-mère, est abandonnée au milieu de la pièce faite d’herbes folles et d’éboulis. On distingue sur le mur du fond, un peu plus haut les restes d’une cheminée. J’essaie d’imaginer une chambre avec sa cheminée et son occupant qui y jette une bûche avant de se remettre au lit. J’essaie d’imaginer qu’une photographie en noir et blanc trône au-dessus du lit. Celle d’un fils tué en 1917, peut-être.

Oradour-sur-glaneJe m’énerve parce que mon esprit reste fermement accroché au vingt et unième siècle. Je n’arrive pas à me conditionner pour cette visite. Je m’arrête un peu plus loin, sur le trottoir à l’ombre, avec vue sur la rue principale. A gauche, j’aperçois la gare du train départemental et à droite, la rue descend et disparaît dans un tournant. Je décide de rester là, comme un petit vieux dans son village, à regarder autour de moi. J’estime qu’il est inutile de continuer si je reste tant fermé à l’esprit du lieu. Je regarde les passants, les touristes en short et en bob, prenant des photos. Un groupe de collégiens est rassemblé non loin de moi. Ils sont encore moins pénétrés du lieu que moi. La visite semble terminée pour eux, ils attendent un autre groupe avant de s’en aller. Ils jouent avec leur téléphone portables, certains flirtent, d’autres rigolent tellement fort que c’en est indécent. Ils ne semblent pas du tout atteints par les ruines, par leur histoire et par le drame qui s’est joué ici. Ils se comportent comme dans une cour de récréation. Ca m’agace et je m’éloigne un peu. Est-ce l’effet de groupe ou bien sont-ils déjà vaccinés de l’horreur ? Je ne comprends pas davantage et la colère monte. Je suis en colère contre eux, contre leurs professeurs qui ne les restreignent pas. Mais, debout dans cette rue, je m’aperçois qu’en fait, je suis en colère contre moi même parce que mon esprit s’accroche à la réalité d’aujourd’hui et qu’au fond de moi, une voix lancinante me dit que tout cela n’est pas réel, que ce n’est pas possible. Enfant du vingtième siècle, habitué à la re-création virtuelle et à la magie du cinéma, je me dis que tout ça n’est qu’une sorte de Disneyland de la deuxième guerre mondiale, un « passéoscope » virtuel, que tout est faux, que ça n’a jamais eu lieu. Et je suis en colère parce que, finalement, je réagis à ce drame et à ces preuves de l’horreur sans doute comme ces collégiens, je les rejette, je ne veux pas les voir, je suis en plein déni.

C’est sans doute un conflit entre ma raison, qui me dit que ce drame est historiquement réel et que ces vestiges sont les témoins terribles du crime commis ici, et mon cœur qui voudrait que tout ça ne soit pas arrivé. Au fond de moi surgit ma voix de petit garçon qui voudrait demander à son père en qui il a une foi inébranlable : « Dis-moi que ça n’est pas arrivé et je te croirais. »

Oradour-sur-Glane-PostOffice-1385Tout en lisant les panneaux qui indiquent les ruines de boutiques, ici un boucher, là un coiffeur et là-bas une couturière, je réalise que je suis en train de faire une sorte de processus de deuil sur Oradour.

J’y suis entré sans y croire au fond de moi, même si ma raison avait appris tout ce qu’il y avait à apprendre. J’y suis entré comme quelqu’un qui y serait entré dans les jours qui ont suivi. Incrédule, pensant peut-être que les nouvelles étaient exagérés, que c’était impossible, qu’on avait jamais vu ça auparavant et que ça n’existait pas.

Comme dans toute réaction face à la mort, j’ai commencé cette visite par le déni, le rejet. Dans une vaine tentative de s’accrocher à la vie, à l’espoir et à la joie, j’ai commencé par rejeter l’idée d’un tel drame. Mais je commençais maintenant à l’accepter.

ora avantToujours immobile sur le trottoir, je décide qu’il faut laisser les ruines et les vestiges me parler. Je reprends la marche, plus lentement encore, je remonte vers la gare. Je remarque que les poteaux et les câbles de la ligne de train sont toujours là et que les rails sont là aussi, un peu dissimulés par le revêtement. Je fais ainsi quelques dizaines de mètres en me demandant comment on vivait dans un village comme celui-ci. Je me retourne alors et je contemple la rue principale sur presque toute sa longueur. Petit à petit, je commence à y arriver. Je vois les enfants sur des vélos trop grands jouant dans la rue, interrompus de temps en temps par une de ces belles voitures des années 40 comme la Traction avant de Citroën. Je commence à visualiser les tenues, les coiffures et à entendre des conversations. Les potins indissociables de ces petits villages, les négociations marchandes souriantes, le match de foot du dimanche et le grand qui fait sa médecine à Bordeaux… Je redescends la rue d’un pas plus vif, comme pour me rendre chez le coiffeur. Je n’entends plus les rires et les indélicatesse des collégiens.

WaffenEt là, la réalité du drame me percute de plein fouet. Je vois, au bout de la rue, montant vers moi, une dizaine de soldats allemands avec des half-tracks, les pistolets-mitrailleurs MP 40 fermement en main, qui s’avancent résolument. Ils sont calmes et ne disent rien. Ils ont une attitude effrayante. Ils prennent position dans toute la grande rue. Sur ma gauche, à l’emplacement d’une grange, les ruines me laissent entrevoir l’orée du bois au delà des maisons. Je vois la longue ligne de soldats qui ceinture le village et qui s’avance comme un seul homme ratissant hommes, femmes et enfants sur leur passage. Les soldats dans la grande rue pénètrent dans les maisons et font sortir les habitants. Certains n’ont pas fini de manger. Les commerçants sortent sur leurs paliers pour voir ce qu’il se passent et sont ratissés eux aussi. Quelques coups de crosse volent pour convaincre les retardataires, mais à part les pleurs de quelques enfants effrayés, tout est très calme.

Les soldats allemands sont jeunes, à peine plus âgés que le groupe de collégiens, certains parlent français avec l’accent alsacien et ils portent tous des tenues camouflées, tachetées de vert de jaune et de marron. Même leurs casques sont recouverts de tissu camouflé. Je réalise que ce camouflage est encore porté aujourd’hui par les militaires waffen ssallemands. Leurs cols sont noirs et l’un des rabats porte les deux éclairs de foudre formant les lettres « SS », l’autre porte une tête de mort ricanante et des tibias croisés. Ce sont des Waffen SS, les troupes d’élite fanatisées de Hitler. Ils ont des véhicules blindés et ils appartiennent à la division blindée « Das Reich ». Une division de Panzer, où plutôt ce qu’il en reste. Les soldats ont le meilleur armement possible. Des pistolets mitrailleurs MP 40, des fusils Mauser 98, des fusils d’assaut STG 44, des pistolets Luger et Walther, des grenades à manche et surtout plusieurs redoutables mitrailleuses à bande MG 42 à cadence de 1600 coups à la minute. Des engins de mort effrayamment efficaces qui sont encore utilisées aujourd’hui, légèrement modifiées, sous l’appellation MG 3.

Brusquement, je suis saisi de stupeur. Mais je veux comprendre. Je descends la rue jusque sous l’église et je la remonte en plein milieu, lentement, l’œil rivé sur les fenêtres en hauteur, comme l’ont fait les SS. Je m’arrête devant plusieurs entrées et j’y jette un coup d’œil tentant d’imaginer les réactions d’effroi des habitants en voyant ces SS entrer chez eux. J’imagine un bébé pleurant sur sa chaise haute, à cette vue, tendant les bras à sa mère qui, rapidement et en surveillant les gestes du soldat, le prend dans ses bras pour le calmer. Je me replace au milieu de la rue et j’observe, comme les gradés ont du voir la scène de cette rue paisible se remplissant de gens apeurés poussés par les canons des mitraillettes.

DasReich3-copie-1Je ressens un certain dégoût soudain à essayer de voir le point de vue allemand. J’ai le sentiment d’être un peu dérangé. Mais je ne suis pas à l’aise, ce que j’imagine me fend littéralement le cœur et une sourde révolte monte en moi. J’imagine un officier dirigeant cette manœuvre et je me demande s’il a ressenti un peu de cette révolte intérieure. S’introduire et s’imposer ainsi dans la vie de gens inconnus, susciter autant de crainte et de peur et entrer casqué, en tenue de combat, l’arme au poing prête comme pour un combat, dans des maisons villageoises paisibles à l’heure ou les habitants terminent leur déjeuner me paraît difficilement supportable. Quant à brandir des armes sur des enfants, la simple idée me donne la nausée.

Je remonte ainsi lentement, comme si je suivais les groupes d’habitants, vers le champ de foire où ils sont rassemblés. La voiture du docteur Desourtaux est là, stationnée près de la pharmacie. Elle est toute rouillée et l’intérieur est en ruines. J’imagine le docteur arrivant sur la place, avec un mélange d’incrédulité et de crainte, garant sa voiture sous la menace des armes et sortant pour rejoindre les habitants rassemblés.

Je me dirige alors vers le centre du champ de foire et je regarde tout autour de moi, comme si j’étais entouré de tout les villageois, comme si j’étais l’un d’eux, et je tente de m’imaginer ce qu’ils ont pu penser. C’est une chose difficile car il faut oublier que l’on connaît l’issue, qu’ils n’imaginaient même pas à ce moment là. J’imagine la crainte, mêlée à l’espoir que tout sera bientôt fini.

16812536Étrangement, c’est à ce moment là que j’ai été assailli par la tristesse. Sans doute justement parce que je connaissais l’issue tragique et que j’imaginais que certains pensaient encore au lendemain et au reste de leur vie, pensant que tout allait rentrer dans l’ordre. J’imagine un mari souriant tendrement à sa femme pour qu’elle n’ait pas trop peur. J’imagine un groupe de jeunes hommes se payant discrètement la tête de certains soldats à l’air pas très finaux. J’imagine l’espoir de certains ayant entendu dire par des maquisards que le débarquement anglo-américain avait commencé.

La mort est d’autant plus difficile à accepter quand elle fauche l’espoir, quand elle balaie les projets de la jeunesse, quand elle tranche net des vies à peine entamées. La colère, la révolte, et le petit garçon qui s’accroche à la main de son père : « Dis-moi qu’ils ne vont pas mourir ! »

Mais les femmes et les enfants sont séparés des hommes et sont emmenés vers l’église. L’église, lieu de foi, lieu de prière, lieu de confiance, lieu de la présence de Dieu pour ces femmes et enfants sans doute ainsi un peu rassurés de se mettre sous le regard divin et d’être exactement à l’endroit idéal pour prier pour les hommes restés sur le champ de foire.

Ceux-ci sont séparés et emmenés dans différentes granges, sans ouvertures et sans issues. Les hommes entre eux se donnent courage, les moqueries et les injures murmurées fusent à l’encontre des soldats qui distribuent les coups de crosse.

MG42_zpscd87e364Je me rends alors vers la grange Laudy ou un groupe d’hommes a été emmené. On ne peut pas y entrer, ce que je regrette. Je reste sur le pas de la porte, à l’endroit même ou les soldats se tenaient, barrant la sortie, leurs armes braquées sur les villageois. Je ne veux pas voir cette scène et j’aurais préféré pouvoir la voir de l’intérieur de la grange. Mais je n’ose pas outrepasser les barrières et je reste du côté allemand tandis qu’une MG 42 est posée sur le sol, son trépied déployé, pointée sur les hommes et approvisionnée. Je regarde d’un regard éperdu cette grange aujourd’hui dévastée et vide tandis que mes mains se crispent sur la barrière. Une détonation se fait entendre depuis l’église ; à mes pieds, le servant de la MG 42 couché au sol arme la culasse, épaule la mitrailleuse et ouvre le feu. Le bruit est assourdissant et une clameur terrifiée s’élève du fond de la grange tandis que les balles hachent les hommes rassemblés qui tombent rapidement les uns sur les autres. Je commence à avoir les larmes aux yeux. Je reste là plusieurs minutes silencieux et je vois les soldats entrer dans la grange, dégainer leurs Luger et achever les blessés d’un coup sec. Un à un, les gémissements et les appels au secours sont brutalement interrompus. Quand les soldats rembarquent la MG 42, plus rien ne bouge dans la grange. Ils amassent ensuite de la paille, du foin et du bois sur le tas de cadavres qui encombre la grange, y répandent de l’essence et y mettent le feu. La grange prend très vite feu et s’embrase tandis que la fumée fait peu à peu disparaître à mes yeux tous ces hommes qui, il y a encore quelques minutes, pensaient rentrer chez eux.

77867120_oJe n’ai pas pu m’identifier aux soldats. J’ai pu le faire pour la rafle, mais je n’ai pas réussi à me voir en train de mitrailler ce groupe d’hommes désarmés, inoffensifs et innocents. Dans un sursaut de volonté, je fais le geste de pointer une arme vers la grange mais je n’arrive pas à comprendre. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi, au moment d’épauler sa mitrailleuse, le soldat ne s’est pas demandé : « Pourquoi je fais ça ? » Pourquoi n’a t’il pas eu un doute furtif, un éclair de lucidité ? Pourquoi n’ont-ils pas été déstabilisés par le regard de chacun de ces hommes fixés sur eux ? Comment ont-ils réussi à entrer dans cette grange et à tirer sur des hommes blessés qui les regardaient avec des yeux emplis de douleur et de détresse ?

Est-il possible d’effacer aussi totalement toute notion de pitié et de compassion dans un être humain ?

Je combats avec force les larmes qui me montent. Mais pourquoi pleurerais-je ? Pour ces centaines de vies détruites aussi arbitrairement et aussi soudainement ou bien pour ces soldats qui n’ont pas connu en cet instant tragique le formidable pouvoir de la pitié et de la main tendue ? La puissance de leurs MG 42 n’a finalement d’égale que la violence de leur tragique naufrage sans espoir de salut en tant qu’êtres humains.

Tout à ma douleur et à ma colère qui monte, je redescends machinalement vers l’église ou la première détonation a eu lieu. Je sais ce qui s’y est passé, je l’ai lu et étudié, il n’y a donc aucune surprise. Mon esprit me joue encore des tours et je sens qu’il veut se raccrocher péniblement à l’idée que tout cela est irréel. L’approche du lieu de supplice le plus terrible dans sa symbolique provoque à nouveau chez moi un rejet.

J’approche lentement de l’église, cette fois-ci, avec les yeux du premier sauveteur à y entrer après le drame. Ayant vu les carnages dans toute la ville, je redoute avec terreur la froide cruauté de ce que je vais découvrir à l’intérieur. J’entre lentement, un pas après l’autre. Le lieu est plaisant malgré tout et on a subrepticement l’impression de rentrer dans une église moyenâgeuse en ruines comme il en existe un peu partout.

berceauUne fois à l’intérieur, le regard est très vite attiré par la petite masse de ferraille rouillée au fond de l’église. Là, au pied de l’autel, déformée par la chaleur de l’incendie et par la chute de la voûte, une petite poussette témoigne silencieusement que les enfants, tous les enfants jusqu’au plus petits ont subi le même sort. Une bombe asphyxiante qui éclate, c’était la première détonation qui a donné le signal du massacre. Des cris, des pleurs, des râles. Puis, comme le gaz ne fait pas bien effet, des grenades sont envoyées à travers les vitraux. Encore des cris et des râles. Finalement, les portes sont ouvertes et une MG 42 mise en batterie. Les cris et les gémissements n’en finissent pas. Le feu est mis à l’église et des charges explosives sont disposés sur le toit. Lorsque le toit s’effondre dans un fracas assourdissant, devant l’ensemble de la compagnie SS au garde à vous sur la place, les cris s’interrompent soudain, et ne seront plus jamais entendus.

OradourChurchMa colère éclate alors intérieurement et je voudrais partir à la poursuite de ces soldats et les rattraper, un par un et les exterminer, un par un. La soif de vengeance monte tandis qu’à mon tour, je prends cette pente glissante de la haine et de la cruauté bestiale qui ne me mènerait qu’au même tragique naufrage humain que je déplore chez ces SS.

Là alors, enfin, ma tristesse et ma détresse me submergent, effaçant brutalement ma colère. Devant cette poussette informe, assis sur une aspérité d’une colonne, les larmes viennent sans s’annoncer et je sanglote comme un enfant, pensant à tous les bébés que j’ai connu et qui auraient pu occuper cette petite poussette. Durant de longs moments, je reste dans l’église, attirant les regards curieux et gênés d’autres touristes qui se bornent à prendre une photo et à prononcer un « C’est horrible !» d’une désarmante banalité.

Je ne sais trop quoi penser quand je quitte enfin l’église. Apercevant une stèle, je m’arrête pour lire. Expliquant la mort des femmes et des enfants, cette stèle indique que dans tout le village détruit, seuls la sculpture de Jésus Christ en croix et l’autel à sainte Bernadette sont resté debout. Je contemple alors durant de longues minutes ce grand crucifix également rouillé et noirci sur lequel est dépeinte l’image de Jésus Christ crucifié vivant les derniers instants de sa passion, lui l’innocent sacrifié, brutalement supplicié par des soldats qui n’ont pas eu non plus l’éclair de compassion.

eglise oradourAlors que je retraverse le village pour en sortir, je ne peux m’enlever de l’esprit le récit du supplice de Jésus-Christ et cela m’apaise. Malgré toute l’horreur déployée lors de sa crucifixion, comme lors du massacre d’Oradour sur Glane, je ne peux m’empêcher de ressentir finalement de la compassion pour les soldats romains et SS qui ont prêté leur force, leur pouvoir de guerrier, leur esprits asservis, leurs âmes et leurs vies à des causes terribles, inhumaines et injustes qui les ont entraînés dans les plus terribles naufrages humains qui puissent exister. Je ressens finalement de la pitié pour ces naufragés humains, ces épaves de l’âme humaine qui auront du vivre le restant de leurs jours avec ce terrible fardeau. Des hommes qui auront eu bien besoin de la parole de Jésus : « Père, pardonne leur car ils ne savent ce qu’ils font ! »

En quittant Oradour et le village martyr, je jette un dernier regard sur les formes détruites des ruines. J’aperçois encore quelques tuiles accrochés à leur mur de soutien et dans un jardin, j’aperçois une autre voiture et un tracteur déformés et rouillés, à l’endroit de leur dernière utilisation. Il me vient alors l’idée que, en incendiant ce village, c’est finalement la France entière qu’ils ont brûlé en effigie dans un geste de rage aveugle, pour frapper un grand coup ou pour faire un exemple. Il est difficile aujourd’hui de savoir pourquoi ils ont commis ce grand crime mais il est permis de penser que c’est comparable à la réaction enragée de désespoir d’une bête féroce sur le point d’être tuée, même si en ce 10 juin 1944, ils ne savaient pas encore que le Reich qui inspirait le nom de leur division serait presque totalement détruit et aurait capitulé moins d’un an plus tard.

oradour-sur-glane-en-hdr-2-a20616560Visiter Oradour aura donc été une forme de thérapie historique pour moi. Passant du déni à l’incompréhension, puis de l’incompréhension à la colère, puis de la colère aux larmes et finalement des larmes à l’acceptation et à un retour à des sentiments de compassion, j’ai accompli un travail de deuil complet qui me permettra d’approcher à l’avenir les atrocités de la seconde guerre mondiale avec un regard moins passionné, moins écorché que par le passé. L’épreuve émotionnelle d’Oradour permet au petit garçon de grandir et de dire calmement à son père : « Je sais qu’ils sont morts et je sais comment même si je ne comprends pas pourquoi. Je peux donc aujourd’hui travailler à éviter que cela recommence. »

Pug – 23 janvier 2015

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